Interview de Karma Thinlay, Président de la Communauté Tibétaine de France et ses amis (2021-2024).
Karma Thinlay, président de la communauté tibétaine de France, nous éclaire sur l'histoire et l'évolution de cette communauté, ainsi que sur le parcours de ses membres en exil. Avec lui, nous explorons le cheminement des Tibétains, de l'invasion chinoise jusqu'à leur installation en France, et les défis auxquels ils ont dû faire face pour préserver leur culture et leur identité.
La naissance de la diaspora tibétaine
« La communauté tibétaine de France est une association, mais pour mieux comprendre notre parcours, il faut revenir aux origines de notre exil », débute Karma Thinlay. En 1949, la Chine a commencé son invasion militaire du Tibet, un processus qui s'est intensifié jusqu'à l'occupation totale du territoire, y compris de la capitale, Lhassa, en 1959. Cette même année, le 10 mars, une grande manifestation de protestation contre le régime communiste chinois a eu lieu à Lhassa. Cet événement est resté dans la mémoire collective sous le nom de « Tibetan National Uprising Day » ou « Jour du Soulèvement ». « Ce jour-là, c’était une journée noire pour les Tibétains : nous avons perdu notre pays », raconte-t-il. Depuis, chaque année, cette date est commémorée par les Tibétains en exil, rappelant leur lutte pour la liberté.
Quelques jours après ce soulèvement, le 17 mars 1959, le 14ème Dalaï-Lama s’est enfui du Tibet pour rejoindre l’Inde. Il était accompagné de son gouvernement en exil, le Kashag, ainsi que de nombreux Tibétains. « On estime qu'environ 80 000 Tibétains ont quitté le pays à cette période, suivant l’exemple du Dalaï-Lama », précise Karma Thinlay.
Un parcours personnel marqué par l’exil
Karma Thinlay a lui-même grandi dans cet exil. « Mes parents ont fui le Tibet pour se réfugier au Népal, dans la région de Mustang, où ils ont vécu près de dix ans. C’est là, à Mustang, que je suis né en 1974. » Son histoire est celle de nombreux Tibétains dont les familles ont dû reconstruire leur vie loin de leur terre d’origine.
Les premiers Tibétains en France : un accueil limité mais symbolique
Le premier Tibétain à s’installer officiellement en France fut Dagpo Rinpoché, un grand maître spirituel, arrivé en 1960, un an après l'invasion chinoise. « Dagpo Rinpoché, reconnu par le Treizième Dalaï-Lama, a fondé plusieurs centres bouddhistes en France, comme Ganden Ling à Veneux-les-Sablons », explique Karma Thinlay. Cet accueil restait alors exceptionnel, mais marquait le début d’un lien entre la France et les exilés tibétains.
Deux ans plus tard, en 1962, un accord inédit est signé entre le gouvernement tibétain en exil et le président français de l'époque, le Général Charles de Gaulle. « Cet accord a permis à 20 enfants tibétains de quitter l’Inde pour venir s’installer en France, avec l’idée de recevoir une éducation moderne et de devenir des professionnels qui pourraient aider leur communauté », poursuit-il. Ces enfants étaient accompagnés de deux adultes, appelés « Pala » et « Amala » (père et mère), qui avaient pour mission de leur transmettre la langue et la culture tibétaine. « Aujourd'hui, environ 12 de ces 20 enfants vivent encore en France. D'autres sont partis en Suisse, au Canada, et au Népal. »
La montée en puissance de la communauté tibétaine de France
Pendant plus d'une décennie, les arrivées de Tibétains en France ont été rares. Cependant, certains maîtres bouddhistes, comme Kalou Rinpoché, ont contribué à diffuser la culture tibétaine. « Kalou Rinpoché a fondé de nombreux centres, dont le célèbre temple des 1000 Bouddhas en Saône-et-Loire et le temple Kagyu Dzong à Vincennes », détaille Karma Thinlay.
C’est à partir de la fin des années 1970 et début 1980 que quelques familles tibétaines commencent à s'installer à Paris, ouvrant des commerces comme « La Route du Tibet » et le restaurant « Tashi Delek », le premier restaurant tibétain de la capitale. « Ces familles ont été les pionnières de la communauté tibétaine en France, à une époque où celle-ci comptait à peine 50 membres à Paris », se souvient-il. Leur engagement a permis de poser les bases d'une communauté structurée, notamment avec la création de l’association la Communauté Tibétaine de France et ses amis en novembre 1981 et la première venue de Sa sainteté le 14ème Dalaï-Lama en France en 1982.
Les années 2000 : un tournant pour les exilés tibétains
Les années 2000 marquent un changement majeur. Les Jeux Olympiques de Pékin en 2008 et les grandes manifestations associées attirent l'attention sur la cause tibétaine, facilitant les demandes d'asile en France. « C'est à cette période que les demandes ont explosé, et que la communauté est passée de quelques centaines de membres à près de 5 000 en 2015 », raconte Karma Thinlay. La péniche « Je Sers » à Conflans-Sainte-Honorine devient alors un point de repère pour les nouveaux arrivants, jusqu’à sa saturation.
2024 : un équilibre entre héritage et modernité
Aujourd’hui, en 2024, la communauté tibétaine de France compte environ 10 000 membres, ce qui en fait la plus grande d'Europe occidentale, devant la Suisse et la Belgique. Mais les défis restent nombreux. « En Inde et au Népal, la situation est particulièrement difficile pour les réfugiés, qui n’ont souvent pas de papiers et ne peuvent pas travailler. En Occident, nous avons la chance d’avoir des droits, mais nous devons aussi continuer à préserver notre culture et à faire entendre notre cause », conclut Karma Thinlay.
Avec des associations dynamiques et une diaspora de plus en plus connectée, les Tibétains de France poursuivent leur quête de reconnaissance et de justice, tout en veillant à transmettre leur patrimoine culturel aux nouvelles générations. Leur parcours incarne la résilience face aux épreuves et une volonté farouche de maintenir vivant l'héritage tibétain, en dépit de la distance qui les sépare de leur terre natale.
La Grande Pagode du bois de Vincennes, le 6 juillet 2024.